Avec le développement fulgurant de la pandémie de Covid-19, les marchés ont brutalement plongé. Trop? Décryptage avec l’économiste Mickaël Mangot.
Depuis le 1er janvier, les Bourses mondiales ont plongé au fur et à mesure de la propagation du coronavirus. Le CAC 40 affiche par exemple un repli de 28% depuis le début de l’année. Une correction trop sévère? Retour sur ce krach boursier spectaculaire avec Mickaël Mangot, économiste, spécialiste de plusieurs thématiques au croisement entre l’économie et la psychologie (économie comportementale, économie du bonheur, finance comportementale, finance responsable), qui enseigne à l’Essec, à l’AgroParisTech et à l’Institut de Haute Finance.
La réaction des marchés face au coronavirus est-elle rationnelle?
A posteriori il est difficile d’expliquer pourquoi les marchés actions européens et américains ont continué de progresser jusqu’au 20 février avant de brutalement s’effondrer et de perdre entre 35% et 40% en l’espace d’un mois. Tout ça alors que la chaîne des événements ne souffre d’aucune discontinuité apparente. On a eu un virus qui s’est propagé progressivement, de pays en pays, dès janvier et un bilan des contaminés et des morts qui a progressé inexorablement. Cette séquence semble indiquer que le marché est soudainement passé de la sous-réaction au Covid-19 à une surréaction.
Quel a été l’événement déclencheur pour les marchés occidentaux?
La chronologie montre que le marché a en fait commencé à baisser lorsque l’Italie a mis en place le confinement en Lombardie, le 21 février, pour onze communes de la province de Lodi et environ 50.000 personnes. S’il devait y avoir un événement déclencheur, ce serait celui-là.
Vous parlez de surréaction de la part des marchés. Pourtant, on voit bien que les prévisions de récession pour cette année pourraient être très sévères, potentiellement jusqu’à -5% ou -10% dans les grands pays développés…
C’est sûr que les mesures de lutte contre l’épidémie, surtout le confinement, vont avoir un impact énorme sur le PIB et sur les profits des entreprises en 2020 et peut-être en 2021 aussi. Mais on ne parle, a priori, que d’une année ou deux de bénéfices amputés ou, pour certaines entreprises, de pertes.
Selon vous, la chute des valorisations boursières n’exprime donc pas la chute de la valeur fondamentale des entreprises?
Au niveau de l’ensemble du marché, non. Il y a certes des entreprises cotées, très endettées, qui peuvent connaître des difficultés financières sérieuses et le marché se doit d’incorporer dans leur prix le risque de faillite. Mais pour toutes les autres, la survie n’est pas en jeu.
Or l’effondrement des cours a frappé tout le monde, de manière relativement indiscriminée. Sauf à imaginer un changement durable dans la dynamique des profits de toutes les entreprises, la crise actuelle ne « méritait » pas une chute de 40% de l’ensemble du marché. Surtout si l’on incorpore les gigantesques mesures de soutien à l’économie et aux entreprises qui ont rapidement été décidées dans les différents pays.
Justement, la chute actuelle des marchés correspondrait à une chute des profits de quel ordre et sur combien de temps?
Reprenons un peu nos cours de finance.
Si l’on considère que la valeur fondamentale d’une action est déduite de la valeur actualisée des flux de dividendes futurs qui seront versés à l’actionnaire, alors l’impact ne peut être que modéré. Beaucoup d’entreprises ont pris la décision d’annuler les paiements de dividendes cette année. Or une année de dividendes en moins, c’est environ 3% de valorisation qui disparaissent si les dividendes des années ultérieures ne sont pas impactés. Et 6% si la disparition du dividende 2020 fait qu’en plus tous les dividendes futurs sont abaissés d’un cran (comme si on avait perdu pour toujours une année de croissance des dividendes).
Une baisse de 40%, c’est donc 6 à 7 années de dividendes non payés et des dividendes ultérieurs très en dessous du niveau qui aurait été le leur si la crise n’avait pas eu lieu. Je doute que la crise actuelle aura un tel effet pour l’ensemble des entreprises cotées…
Ce qui nous amène au concept d’exubérance irrationnelle des marchés. Robert Shiller, professeur de finance à Yale, a été récompensé en 2013 par le Prix Nobel d’économie pour avoir montré, à partir de l’historique des dividendes des entreprises américaines, qu’aucun événement au XXème siècle n’aurait dû engendrer une forte baisse des actions, même la Grande Dépression des années 1930! Très clairement, les cours fluctuent excessivement par rapport aux valeurs fondamentales.
Finalement, la réaction des marchés face au risque n’est-elle pas le reflet de celle des individus?
Oui. Les marchés, comme les individus, ont tendance à surréagir aux risques qui frappent leur attention et à négliger tous les autres, notamment ceux qui deviendront par la suite des « cygnes noirs ». Le coronavirus n’était pas un sujet de conversation jusqu’à fin février. Et depuis, c’est devenu LE sujet dont tout le monde discute. Les financiers n’échappent pas à la règle.
Que dit précisément la finance comportementale de la psychologie humaine face au risque?
La finance comportementale montre que nous n’appréhendons pas les risques d’une manière rationnelle ou cohérente. Nous souffrons d’abord de biais dans la perception des risques. Les risques facilement disponibles à l’attention sont surestimés (c’est le biais de disponibilité). Et l’on pense être personnellement moins à risque que son voisin (le biais d’optimisme).
Il y a aussi des biais dans la prise en compte des risques. Nos comportements témoignent d’une surpondération des scénarios ayant une très faible probabilité de se produire. On se protège contre d’éventuelles catastrophes très peu probables. Et, inversement, on surinvestit dans des activités qui ont une très faible probabilité de générer de très gros gains (la loterie, l’entrepreneuriat).
La finance comportementale montre aussi que notre aversion au risque personnelle est très fluctuante. Elle varie en fonction du contexte. Quand le marché monte, les investisseurs se découvrent un appétit pour le risque qu’ils n’ont bizarrement pas quand le marché baisse…
Enfin, notre capacité à prendre des risques dépend beaucoup de notre expérience personnelle. Ceux qui ont vécu un krach, une grosse récession économique ou une catastrophe naturelle prennent ensuite beaucoup moins de risque sur les marchés, pendant des années voire des décennies!
Le Covid-19 est-il vraiment un « cygne noir »?
Selon Nessim Nicholas Taleb, le père de la théorie du « cygne noir », les trois critères pour qualifier un événement de cygne noir sont qu’il était inattendu, qu’il a un impact énorme et qu’on dit a posteriori qu’il était prévisible.
Peut-on vraiment dire que la crise actuelle était inattendue? Une telle pandémie n’est pas inédite par son ampleur et son périmètre (à l’instar de la grippe espagnole de 1918-1920). Les coronavirus humains sont connus des chercheurs depuis les années 1960 et il y a eu beaucoup d’épidémies dues à des coronavirus depuis les années 2000 (notamment celles du SARS en 2003 et du MERS en 2012). De nombreux intellectuels et responsables de santé avaient alerté ces dernières années sur le risque élevé de pandémie dans une société mondialisée.
Du fait de ses expériences récentes, l’Asie est habituée aux épidémies. Même s’ils ont été moins régulièrement frappés ces dernières décennies, l’Europe et les Etats-Unis avaient néanmoins la chance de voir dès janvier ce qui se passait en Asie et donc de pouvoir se préparer. Par définition, les cygnes noirs, inédits et brutaux, empêchent de pouvoir se préparer. Mais je suis peut-être en ce moment-même en train de tomber dans le travers pointé par Taleb : le biais rétrospectif…
Un événement d’une telle ampleur avec le confinement de la moitié de la population mondiale, c’est pourtant du jamais vu, non?
Oui. Ce n’est donc pas l’épidémie qui est inédite, mais plutôt la réponse politique mondiale qui a été choisie. L’histoire dira si le confinement généralisé était la seule réponse possible ou s’il y en avait d’autres tout aussi efficaces et moins coûteuses (économiquement et socialement). Sur ce point, la comparaison avec les pays qui, comme la Suède, n’ont pas pour l’instant opté pour le confinement sera très instructive.
Au-delà de la psychologie, n’y a-t-il pas aussi des raisons techniques au krach?
Si, l’effondrement des Bourses n’est en effet pas dû uniquement à la tendance humaine à surréagir aux risques marquants. Des facteurs techniques ont contribué à accélérer la chute une fois que celle-ci a débuté. Du fait des taux d’intérêt très bas, beaucoup d’investisseurs utilisaient un effet de levier important qui a entraîné chez eux de fortes pertes dès les premières séances de baisse de février. Pour répondre aux appels de marge, ils ont dû vendre en masse, ce qui a amplifié la chute des cours.
Il y a aussi les stratégies momentum utilisées par les algorithmes pour profiter des tendances. Quand une tendance baissière est décelée, l’algorithme vend des positions ou initie à découvert des positions vendeuses.
Et puis, il y a eu une stratégie très populaire depuis dix ans qui a contribué à la baisse des cours malgré elle. Cette stratégie, c’est la stratégie « risk parity » qui vise à maintenir une volatilité constante sur le portefeuille en pilotant son exposition aux actions et aux obligations. Quand la volatilité augmente, le gérant doit donc vendre des positions pour augmenter sa poche de liquidités et revenir sous le seuil de volatilité fixé. Les mouvements de forte amplitude sur les actions et les obligations ont obligé les gérants de ces portefeuilles à vendre simultanément actions et obligations d’Etat. Ce qui a fait baisser simultanément les cours de ces deux classes d’actifs début mars. Ce qu’on n’avait jamais vu jusque-là durant un krach! Normalement, durant un krach boursier, le cours des obligations d’Etat monte, les investisseurs se ruant sur les actifs jugés sûrs.
Le krach n’est-il pas juste la correction des excès passés, avec des cours qui se sont envolés depuis plusieurs années?
Il y a deux façons d’appréhender le niveau des marchés avant la crise. Si on fait abstraction des taux d’intérêt très bas, les valorisations étaient effectivement très élevées (en termes de multiples des bénéfices par exemple). En incluant les taux dans l’analyse, les valorisations étaient raisonnables. La prime de risque des actions (l’écart entre la rentabilité attendue sur les actions et le taux sans risque des obligations d’état) n’était pas particulièrement faible. Donc, dans un environnement de taux très bas, le marché actions n’était pas particulièrement surévalué.
La panique boursière aggrave-t-elle le choc économique?
Disons qu’elle n’aide pas à y répondre… En faisant baisser les actions et monter les taux sur les obligations mal notées, la chute des marchés empêche les sociétés cotées de lever du capital dans de bonnes conditions pour faire face à leurs éventuels besoins en trésorerie. Parce qu’elle met un prix sur le risque, la Bourse a de facto un comportement procyclique. Contrairement à l’Etat et à la banque centrale, elle ne joue jamais le rôle de pompier pendant les crises. Au moins, cette fois-ci, la Bourse n’aura pas non plus joué le rôle de pyromane… |